Maurice Genevoix, "Bestiaire sans oubli"

11 mars 2007 at 15 h 39 min

Voici un extrait d’une nouvelle, « La caille », écrite par l’écrivain et membre de l’académie française, Maurice Genevoix (1890-1980) dans son livre « Bestiaire sans oubli » (publié en 1971):

Maurice Genevoix

« Ma première expérience du feu ne m’avait pas beaucoup mûri. C’eût été prématuré: j’avais douze ans, ou guère davantage. J’accompagnais «les chasseurs de Nevers», mon père, mon oncle, un vieil ami qui s’appelait Dargy et leur garde Philibert. Ils louaient, à trois, près de Châteauneuf, une petite chasse de plaine et de bois qui leur faisait de beaux dimanches. Nevers, c’était une ferme au pignon blanc que l’on reconnaissait de loin et qui donnait son nom au finage.
Je trottinais dans leurs foulées, fier au-delà de toute pudeur lorsque le poids d’un grand bouquin faisait peser à mon épaule la courroie de la gibecière. Une caille rappela, fut arrêtée par la chienne de Dargy. Alors presque septuagénaire, incroyablement résistant (il devait, deux ou trois ans plus tard, pédaler à mon côté de Châteauneuf à Joigny, une bonne centaine de kilomètres sur des vélos qui valaient moins qu’un clou), il était myope à ne pas voir le guidon de son fusil à broche.
– A vous, Dargy ! cria mon oncle.
Et mon père aussitôt
– Attention !
La caille s’était levée, de ce vol rasant qu’elles ont, à la hauteur d’une poitrine d’homme. Comme Dargy marchait à l’aile gauche elle avait, d’un crochet rapide, passé la ligne des fusils. Et elle filait maintenant, droit et raide, vers les arrières.
Dargy, à l’appel de mon oncle, s’était retourné brusquement, crosse à l’épaule, fauchant de son double canon. Vit-il la caille ? Entendit-il mon père ? Me vit-il ? Son coup de feu était parti. Je perçus, presque sous mon nez, un petit cliquetis de métal, sentis à l’épaule gauche une menue chiquenaude très sèche.
– Tu n’as rien ?
Les chasseurs accouraient vers moi, Dargy compris, le lorgnon sautillant au bout de son cordonnet. Je n’avais rien, qu’un grain de plomb qui roulait sous la peau. Quelques autres s’étaient aplatis sur le fer de ma bretelle gauche, solides bretelles de ce temps-là, larges d’une demi-paume, bardées de fers aussi robustes que des manoeuvres de marine. La petite caille était loin à présent, le bon Dargy l’avait ratée.
J’en ai gardé une tendresse pour ses soeurs, miniatures de perdrix plus rondes, plus chaudes, couveuses blotties dans un creux de glèbe à la mesure d’une main d’homme. Blondes d’une blondeur d’épis et grivelées de macules, du gris pâle au brun profond, qui les verrait au coeur du champ de blé, entre les hautes pailles balancées, sous leurs ombres aux bougeantes zébrures ? Mais il y a leur collier noir, et leur oeil plus noir encore que le soleil décèle et fait briller.
J’ai vu luire celui des perdrix, surprises la nuit au revers d’un sillon par la lanterne du braconnier. J’ai vu s’y refléter le papillon d’acétylène, une petite étincelle d’angoisse que leurs yeux renvoyaient aux miens, et qui venait me traverser de leur sauvagerie terrifiée. Mais comment dire, au-delà de cette peur, la prière et la douce confiance dont s’illumine ce petit oeil rond, cette goutte d’humeur vitrée enchâssée dans la tête d’une caille ? « Tu peux me livrer à ton chien, tu peux me tuer. Mais je vois que tu me regardes, et je sais que ce n’est plus possible. »
Au Maroc, au bord d’un oued, j’ai revu la caille de Nevers. C’était entre Fès et Larrache. Une eau fraîche coulait dans l’oued. L’herbe était verte sur ses rives. Des hérons pique-boeufs tournaient autour d’un vieil arbre, et s’y posaient, en floraison éblouissante. La caille rappelait, m’attirait vers elle. « Paye-tes-dettes ! Paye-tes-dettes ! » Mais lesquelles ? Je la vis, toute ronde, à mes pieds. En souvenir d’une ferme à pignon blanc, elle m’a conté alors l’histoire du Pâtre aux oiseaux blancs’. Je n’avais plus qu’à l’écouter, à écrire sous sa dictée : c’était payer une dette d’enfance.
Dans un léger bruit d’ailes, elle s’envola, du vol rasant que je lui connaissais, se blottit contre une motte fauve, reprit à petite voix sa chanson au soleil. Quelques dizaines de mètres, à peine soulevée de terre… Et elle avait traversé tant de lieues, se fiant à quels fleuves aériens, guidée par quel instinct merveilleux ? Je la retrouverais l’été, chantant son gentil margottage dans un champ de blé de chez nous, à Nevers, près de la ferme dont les avant-toits abritent les nids des hirondelles.
Migrations, éternels voyages, battements d’un pouls mystérieux qui rythme le décours des années ; chemins de l’eau hantés d’immenses troupeaux marins, remontée des saumons d’hiver, la vie allait, venait, suivait ses voies sur la terre ronde, elle-même par quelle giration emportée ? Des particules tournoyant dans l’atome aux caravaniers du mois d’août, du chant d’une caille à la musique des sphères, le rêve pouvait appareiller. Vers quels abîmes inaccessibles ? Les maîtres mots, les sais-tu, petite caille ? Mais les savent-ils mieux que toi, ceux qui scrutent et mesurent, l’oeil à leur microscope électronique ? Et qui s’approchera le plus près, de celui qui dissèque et raisonne, ou de celui qui saura le mieux lire les secrets de ta prunelle ronde, si ardemment et tendrement vivante, petite caille? »

Riab, groupe de cailles