Ivan Tourgueniev, La caille, impressions d’enfance

11 mars 2007 at 15 h 17 min

Ivan Sergueïevitch Tourgueniev (1818-1883), était un écrivain Russe.

Portrait d'Ivan Tourgueniev

Il est l’auteur de nombreux romans, nouvelles, et pièces de théâtres sur le thème du respect des droits de l’homme (sa critique du servage, encore en vigueur à cette époque là en Russie, lui vaudra un séjour en prison). Ce dernier à beaucoup voyagé en Europe (Berlin, Londres), et finit par s’installer définitivement en France à partir de 1857, ou il fréquente assidument les milieux littéraires. Il était notamment l’ami, de Gustave Flaubert et d’Emile Zola.
La nouvelle, »la caille, impression d’enfance », à été publiée pour la première fois en 1883. Cette dernière était intégrée au recueil « Souvenirs d’enfance ». Tourgueniev manifeste dans ce récit une grande sensibilité, et une compassion attendrie pour les animaux, que l’on retrouve dans plusieurs de ses poèmes.

La caille, impressions d’enfance

« (…) Mon père était un chasseur passionné. Dès que ses travaux lui laissaient un moment,- si le temps était beau, -il prenait son fusil, passait sa gibecière, sifflait son vieux Trésor pour aller chasser la caille et la perdrix. Il méprisait les lièvres -bons tout au plus, disait il d’un air de mépris, pour les chasseurs à courre. C’était là, avec les bécasses qui passaient en automne, tout le gibier qu’on rencontrait chez nous.
Mais les cailles et les perdrix étaient fort nombreuses; les perdrix surtout. En suivant la pente des ravins, on rencontrait à chaque instant les petits creux de poussière sèche où elles se blottissaient. Le vieux Trésor tombait aussitôt en arrêt; sa queue tremblait, la peau de son front faisait des plis mouvants ; et mon père pâlissait pendant qu’il relevait avec précaution le chien de son fusil. (…) Que n’aurais je pas donné pour tirer moi-même, pour tuer aussi des cailles et des perdrix ! Mais mon père m’avait expliqué que je n’aurais pas de fusil avant l’âge de douze ans, que mon fusil serait à un seul coup et que l’on me permettrait seulement de tirer des alouettes.(…)
Une autre fois, je partis avec mon père pour la chasse; c’était la veille de la saint Pierre. A cette époque de l’année, les jeunes perdrix sont encore petites; mon père ne voulait pas les tirer, il entra dans un hallier de chênes, sur la limite d’un champ de seigle où l’on trouvait toujours des cailles. Comme il n’était pas commode de faucher dans ce hallier, l’herbe y avait librement poussé depuis longtemps, ainsi que des myriades de fleurs, vesce, trèfle, campanule, myosotis, œillet sauvage.(…) Tout à coup Trésor tomba en arrêt; mon père cria: « Pille ! » Sous le nez même de Trésor une caille partit en s’envola. Mais elle volait d’une façon étrange, culbutant, tournoyant, retombant à terre, comme si elle eût été blessée à l’aile. Trésor courut sur elle à toutes jambes… ce qu’il ne faisait jamais quand l’oiseau volait de son allure ordinaire.
Mon père ne pouvait tirer, craignant que le chien n’attrapât du plomb. Tout à coup je vis Trésor faire un bond plus brusque et, crac, saisir la caille, qu’il apporta à mon père. Mon père la prit et la posa sur la paume de sa main, le ventre en l’air. Je me précipitai vers lui.
« Qu’est ce qu’il y a ? Lui dis je ; elle était blessée ?
-Non, me répondit mon père ; mais elle doit avoir son nid avec des petits tout près d’ici, et elle a fait semblant d’être blessée pour que le chien, pensant qu’il l’attraperait facilement…
-Et pourquoi faisait-elle cela ?
-Afin d’attirer le chien loin de ses petits; après quoi, elle serait partie en volant à tire- d’aile. Mais cette fois elle a manqué son affaire; elle a trop joué la comédie et Trésor l’a prise.
-Alors elle n’est pas blessée? Demandais-je encore.
-Non…, mais elle ne vivra pas… Trésor doit lui avoir donné un coup de dent.»
Je m’approchais pour voir la caille de plus près. Elle était immobile sur la paume de la main de mon père; sa tête pendait; son œil noir me regardait de côté; et tout d’un coup je fus pris d’une grande pitié! Il me sembla que la pauvre bête me regardait et pensait: Pourquoi donc faut-il que je meure? Pourquoi? N’ai-je pas rempli mon devoir? J’ai essayé de sauver mes petits, d’entraîner le chien plus loin, et me voila prise! Pauvre de moi! Pauvrette! Cela n’est pas juste; non, cela n’est pas juste!
« Papa! peut être qu’elle ne mourra pas! M’écriai-je en essayant de caresser la tête du petit oiseau.»
Mais mon père me dit:
« Elle mourra. Tiens, regarde: dans un moment, ses pattes vont se raidir, tout son corps tressaillira et ses yeux se fermeront. »
En effet les choses se passèrent ainsi. Quand ses yeux se furent fermés, je me mis à pleurer.
« Qu’est ce qui te prend? me dit mon père en éclatant de rire.
-Je la plains… répondis- je. Elle à fait son devoir, et on l’a tuée. Ce n’est pas juste !
-Elle a voulu jouer au plus rusé, répliqua mon père; mais Trésor a été plus malin qu’elle.
-Méchant Trésor! pensai-je… (Et en ce moment il me sembla que mon père lui-même n’était pas bon.) Il n’y a pas de ruse là dedans! C’est de l’amour pour ses chers petits, et non pas de la ruse! Si elle était force de jouer la comédie pour sauver ses petits, alors il ne fallait pas que Trésor pût la prendre! »
Mon père voulait mettre la caille dans sa gibecière; mais je le priai de me la donner. Je la mis sur mes deux mains, je la réchauffais de mon haleine, espérant que peut être elle se réveillerait; mais elle ne bougea pas.
« Tu perd ton temps, mon ami, me dit mon père. Tu ne las ressusciteras pas. Vois- tu comme sa tête pend? »
Je soulevai doucement la tête par le bec; mais aussitôt que je le lâchai, elle retomba.
« Tu as toujours pitié d’elle ? Me dit mon père.
-Et qui nourrira ses petits?» demandai-je à mon tour.
Mon père me regarda attentivement.
« Ne t’inquiète pas, me répondit-il; c’est le mâle, c’est le père, qui les nourrira. Mais attends… Voilà Trésor qui se met de nouveau en arrêt. Si c’était le nid?… Justement c’est lui.»
En effet… Entre les tiges d’herbes, à deux pas du museau de Trésor, j’aperçus quatre petites cailles qui se serraient les unes contre les autres le cou tendu; elles respiraient si vite qu’on aurait dit qu’elles tremblaient. Elles avaient déjà non plus du duvet, mais des plumes ; les queues seulement étaient encore très courtes.
« Papa! Papa criai-je à tue-tête… Rappelle Trésor! Il va les tuer aussi ! »
Mon père rappela Trésor et alla s’asseoir un peu à l’écart sous un buisson, pour déjeuner. Mais moi, je restai près du nid, en refusant de manger. Je tirai de ma poche un mouchoir blanc sur lequel je mis la caille… « Regardez pauvres orphelins! Voilà votre mère! elle s’est sacrifiée pour vous.» Les petits, comme tout à l’heure, respiraient rapidement, palpitant de tout leur corps.
Je m’approchai ensuite de mon père.
« Tu me fais cadeau de cette caille? lui demandai-je
-Si cela te fait plaisir… Mais que veux-tu en faire ?
-Je veux l’enterrer.
-L’enterrer ?
-Oui, là, tout près du nid. Donne-moi ton couteau pour que je creuse sa petite fosse.
-Pour que ses enfants aillent prier sur sa tombe ? me dit mon père étonné.
-Non, répondis-je; mais cela me ferait plaisir. Elle sera bien là, à côté de son nid.»
Mon père chercha son couteau et me le donna, sans ajouter un mot. Je me mis aussitôt à creuser la petite fosse. Je baisai la caille sur la poitrine, je la plaçai au fond du trou, et je répandis de la terre dessus. Puis, avec le même couteau, je coupai deux petites branches que je dépouillai de leur écorce; j’en fis une croix en les fixant avec un brin d’herbe, et je plantai cette croix sur la tombe.
Nous nous éloignâmes bientôt mon père et moi; mais je me retournais à chaque pas… La croix était blanche et se voyait de loin.
La nuit suivante, je fis un songe: il me sembla que j’étais dans le ciel, et voilà que j’aperçus, sur un petit nuage, ma caille elle-même seulement elle était toute blanche, comme cette croix. Et elle avait sur la tête une petite auréole d’or, sans doute en récompense de ce qu’elle avait souffert pour ses enfants.
Quatre ou cinq jours après, je retournai avec mon père au même endroit. L’emplacement de la tombe me fut indiqué par la croix, qui avait un peu jauni, mais qui était restée debout. Mais le nid était vide: pas la moindre trace de petits. Mon père m’assura que le mâle les avait emportés ailleurs; et lorsque, quelques pas plus loin, le mâle sortit d’un buisson, mon père se garda de tirer sur lui… Et moi je pensais: « Non ! papa n’est pas méchant ! »
Chose singulière, à partir de ce jour ma passion pour la chasse tomba complètement, et je ne songeai même plus au fusil que mon père m’avait promis. Plus tard il est vrai, quand je fus devenu grand, je me mis à chasser aussi ; mais je ne fus jamais un véritable chasseur. »