Chasse aux cailles mécaniques

15 juin 2007 at 20 h 00 min

Voici, reproduite ci contre en intégralité, une jolie histoire de chasse qui nous est contée par Louis de Lajarrige, un célèbre chroniqueur cynégétique des années 30. Ce récit à été publié dans la revue « le Chasseur Français » de Décembre 1921.

Chasse aux cailles mécaniques

Pas une caille dans la commune d’Aucun! Alors… on monte le ressort!

Nous sommes partis de fort bonne heure pour chasser la caille. N’oubliant pas la vieille réputation de la vallée d’Azun, nous avions, outre la garniture de nos ceintures rempli nos poches de cartouches de petit plomb, et nous avions gagné les champs d’Aucun, nous proposant de traquer jusqu’à Arras, dans la matinée, et de revenir, après déjeuner, porter notre prise à Arrens.
Nous venions d’entrer dans le premier chaume, pleins de cette légitime confiance qui n’ abandonne jamais un vrai chasseur. Au cours de la route, nous nous étions excités en nous contant les hécatombes de cailles faites les années précédentes, par les chasseurs d’Argelès et par nombre d’Anglais qui viennent à Cauterets chaque saison.
Nous étions tout au plus au milieu du champ, lorsqu’un jeune homme aux fortes moustaches noires, porteur sur le bras gauche d’une large plaque en cuivre jaune et, sur le dos, d’un sac de taille moyenne en
toile grise, émergea d’une aulnaie voisine et nous cria d’une voix forte:
-Messieurs, je vous avertis que vous êtes sur le territoire de la ville d’Aucun.
– Nous le savons bien, répliquâmes-nous. Et puis, après?
– Après? Eh bien, il vous est, au nom de la loi interdit d’y chasser!
– Interdit d’y chasser! reprîmes-nous, moitié plaisants, moitié fâchés. Et pourquoi, s’il vous plaît?
– Pourquoi? Vous allez le savoir…
Et tirant de son sac une large feuille de papier il se mit à lire d’un ton plein d’autorité, après avoir retroussé sa moustache d’un coup de main:
VILLE D’AUCUN
Délibération du Conseil municipal
 » Le Conseil,
« Attendu qu’à raison de l’abondance des cailles dans notre vallée, les chasseurs affluent chez nous de tous les coins de la France;
« Attendu que cette affluence de gens étrangers au pays est nuisible à nos récoltes;
 » Attendu que nos récoltes font vivre nos épouses, nos enfants et nos commettants;
« Attendu qu’il importe de veiller à la sécurité d’icelles ;
« Délibère et, à l’unanimité des voix, décide:
 » Article premier. – La chasse à la caille reste et demeure interdite sur le territoire de la commune.
 » Article 2. – Le garde champêtre est chargé de l’exécution de la présente décision.»
Et, après un repos, il reprit, clignant de l’oeil vers son bras gauche:
– C’est moi qui suis le garde champêtre et j’exécute!
– Par exemple! nous écriâmes-nous. Mais cet arrêté est illégal ! Une commune n’a pas le droit d’interdire ainsi, en bloc, de chasser sur son territoire!…
– Illégal ! interrompit le garde. Je ne sais pas ce que vous voulez dire. Ce que je sais bien, c’est que si vous ne rappelez pas au plus vite vos chiens, si vous ne quittez pas sans retard l’attitude du chasseur qui cherche le gibier, je vais vous dresser procès-verbal. Vous irez, après ça, vous débrouiller à Lourdes, devant le tribunal.
Nous essayâmes de protester, de démontrer… Ce fut en vain.
– J’ai ma délibération, j’ai ma plaque, j’ai une consigne ! répétait le garde.
Et nous ne pûmes le tirer de là.
Mais où sont donc, lui demandâmes nous de guerre lasse, les limites de votre peu hospitalière commune?
– Les voici, nous dit-il en se radoucissant un peu. De l’autre côté, ce sont les champs d’Arrens ; vous pouvez y passer à votre aise, je vous y accompagnerai même si vous voulez. Mais je dois vous avertir: vous n’y trouverez pas une caille !
– Pas une caille ! répétâmes-nous, étonnés.
– Non, pas une. La preuve, c’est que le Conseil n’a pas pris de délibération. S’il y avait eu des cailles, on aurait certainement délibéré à Arrens comme à Aucun. Donc, puisqu’on n’a pas pris de délibération, c’est qu’il n’existe pas de cailles !
– La preuve ne nous paraît pas suffisante, reprîmes-nous en riant.
– Vous verrez, dit le garde toujours sérieux.
Nous abandonnâmes donc les plaines d’Aucun et nous entrâmes dans les champs d’Arrens. Nos chiens travaillaient de leur mieux, les chaumes succédaient aux chaumes, et toujours, pas une caille. Le garde souriait silencieusement dans sa moustache; il traversait les sillons avec nous et causait, tout à fait calmé.
– Je vous dis qu’il n’y a rien à Arrens, répétait-il, de temps en temps.
Si, par hasard, nous ne nous rendions pas bien compte des limites des deux communes voisines et pénétrions ou laissions pénétrer nos chiens sur le territoire d’Aucun, le garde relevait d’un mouvement d’épaules son sac en toile grise, prenait, dans la poche de côté la large feuille soigneusement pliée, l’ouvrait religieusement, s’arrêtait, et, reprenant voix rogue, commençait:
VILLE D’AUCUN
Délibération du Conseil municipal
Le Conseil,
« Attendu…
« Attendu…
Un soufflet qu’on nous eût donné ne nous eût peut-être pas plus fait enrager que cet « Attendu… » intempestif, prononcé d’un ton de maître.
Avec cela, le temps passait. Le soleil montait à l’horizon et nous voyions s’en aller en fumée nos espérances du matin. Qu’allait-on dire de nous, à Arrens, si nous rentrions sans apporter de cailles de ce pays de Cocagne où les chasseurs des autres années en tuaient, disait-on, plus qu’ils n’en voulaient? Que diraient à Lourdes les nemrods gouailleurs et toujours un peu jaloux, lorsqu’à leur question : « Combien? » nous serions forcés de répondre : « Aucune! » Quels éclats de rire! Quelle confusion !
Il nous fallait des cailles à tout prix.
Nous essayâmes sur le garde -j’ai honte de l’avouer- tous les moyens en notre pouvoir.
Un verre de vin, une pièce blanche, un jaunet. Il refusa avec dignité et même, nous semble-t-il, avec une pointe de pitié narquoise.
Décidément, il n’y avait rien dans les champs d’Arrens. Le garde ne nous avait pas trompés. La chose nous paraîssait bien singulière, mais les moeurs du gibier sont si peu connues; et puis, toujours la vieille réputation des chaumes d’Aucun s’imposait à nos souvenirs.
Nous continuions à suivre les champ: éteules, maïs, prairies. Mais, vraiment, nous ne chassions plus. Le garde, fort aimable depuis que nous ne cherchions plus à lu résister ou à le corrompre, bavardait de son mieux. Nous lui répondions à peine, un peu vexés.
Cependant, à bout de patience, mon compagnon, M. L., finit par lui dire:
– Mais, comment diable se fait-il que Conseil municipal d’Aucun prenne maintenant de pareilles délibérations?
Il n’en prenait point de semblables, autrefois, lorsque j’habitais la commune?
– Lorsque vous habitiez la commune!… Alors, je ne me trompe pas, vous êtes bien M. L., notre ancien receveur des postes? Il me semblait vous reconnaître.
– Je suis bien M. L., répondit mon camarade.
– Ah ! monsieur, s’écria le garde, que je suis content de vous revoir! Vous ne vous
souvenez pas de moi, mais je ne vous ai pas oublié : je suis le fils de votre ancienne femme de ménage, la vieille Catherine. J’ai fait bien souvent vos commissions, et même, quelquefois, lorsque le facteur était absent, vous m’avez envoyé porter les dépêches.
Cette recommandation tardive changea la situation.
Quelques paroles de souvenirs échangées de part et d’autre, et le garde nous dit brusquement:
– Messieurs, puisque vous n’êtes pas des étrangers et, surtout parce que c’est vous, M. L., je vais tout vous dire. Mais, d’abord, sifflez vos chiens, retirez vos cartouches, et mettez vos fusils en bandoulière. Des cailles, n’y en a pas une dans toute la vallée d’Azun, pas plus à Aucun, à Marsous, à Arras qu’à Arrens, ou ailleurs:
– Mais la délibération ? éclatâmes-nous.
– La délibération, j’y arrive.
Et, après un moment d’hésitation, il ajouta
– La délibération… c’est de la blague.
Nous voyant ahuris, il continua:
– Autrefois, paraît-il, il y avait beaucoup de cailles dans notre vallée, on y venait passer de tout l’arrondissement d’Argelès et les dépenses que faisaient les chasseurs comptaient parmi les ressources sérieuses de nos montagnards. Depuis assez longtemps, les cailles ont disparu, et avec elles, les chasseurs menaçaient aussi de disparaître. Il fallait parer à cette pénible éventualité.
Notre Conseil municipal, composé d’hommes intelligents, n’a pas hésité, il a pris la délibération que je vous ai lue tout à l’heure, et l’a répandue un peu partout. Cette mesure à suffi pour maintenir chez nous l’affluence des chasseurs.
Soit alléchés par l’innombrable quantité de cailles annoncées, soit attirés par le séduisant appât du fruit défendu, chaque année il en vient, jamais les mêmes, mais en très grand nombre, et nos ressources ne sont pas diminuées.
Le Conseil a encore imaginé autre chose, sur l’avis d’un de ses membres qui a, paraît-il, fait son service militaire dans les environs de Tarascon.
Et, tout en parlant, le garde tirait de son sac trois paquets soigneusement enveloppés de vieux journaux.
C’étaient trois cailles superbes, en parfait état de conservation.
– Eh bien ! nous écriâmes-nous, d’où viennent celles-là ?
– Prenez patience, messieurs. Ce sont des cailles mécaniques que je porte toujours sur moi par ordre du Conseil. Lorsque les chasseurs sont trop ennuyés de ne rien trouver, je monte le ressort, les bêtes partent, parcourent un assez long trajet, et les visiteurs de la vallée s’exercent sur elles au tir. J’ai vu des Anglais qui ont gagné ou perdu, là-dessus, de fort gros pari.
– Dirai-je le reste. Eh bien! tant que j’y suis, je vous avouerai que nous limes monter, pour nous, le ressort des cailles et que, jusqu’à midi, nous nous exerçâmes, non sans quelque succès, à ce sport d’un nouveau genre…