Voici un très joli récit extrait du livre « émotions de chasse » de Jean de Witt (publié en 1941). Dans ce court chapitre intitulé « Débuts », il décrit ses premiers pas en tant que jeune chasseur et nous livre le récit de sa première ouverture. On notera au passage les magnifiques dessins de Joseph Oberthur qui illustrent ce chapitre.
« Je me suis couché tout habillé, à seize ans, le 14 août 1903. Mon premier complet de chasse me paraissait aussi beau que mon permis, que mes gros souliers de marche et que les guêtres jaunes dont mon père m’avait adorné (1) pour ma première ouverture. Ce jour me parait lointain, et cependant il est d’hier. Les souvenirs qui nous sont chers savent prendre leur place dans le cur et dans l’esprit comme s’ils étaient d’aujourd’hui même.
Je me souviens avec précision de cette ouverture à Morin, de cette nuit où, dans mes rêves, des lièvres gros comme des éléphants me réveillaient en sursaut, où le départ d’une compagnie de perdreaux me faisait bondir au bruit métallique de son envol brutal, où les cailles, en contrepartie, me berçaient de leur chant de trois notes, plus énervant que poétique. Cinq fois dans la nuit, je me levais pour constater que les étoiles luisaient encore au ciel, que la nuit était légère et que le grillon de ma chambre continuait son éternelle chanson. Il faisait chaud. Je regardai mon petit fusil calibre 20. Je me recouchai en songeant aux chaumes dorés, à l’odeur de la poudre noire, à l’arrêt du chien Pluton qui, demain, devait me donner tant d’émotions.
Mais il était 2 heures du matin, et je n’avais jamais été soumis à veillée aussi prolongée. Je m’endormis pesamment, avec ce sentiment que le fusil était là dans le coin de ma chambre. Mes souliers neufs enserraient les jeunes pieds de mes seize ans, j’avais cette certitude reposante: les cailles de la plaine de Truquet, que « je connaissais », m’attendraient jusqu’à mon passage à leurs côtés. A 5 heures je me réveillai. Ce fut un des plus beaux moments de ma vie. Tout équipé, je bondis de mon lit, et, au détriment de tous les dormeurs de la maison, je descendis l’escalier de trente-deux marches, appuyant lourdement, comme il se doit, sur mes premières bottes de chasse, jusqu’au rez-de-chaussée où je rejoignis mon père qui partait, sans émotion, pour ma « première ouverture ».
L’arrivée de Cloto, notre « chasseur », et de son chien Pluton, n’interrompit pas le calme déjeuner paternel. J’étais très nerveux, je l’avoue. Les petites cailles auraient-elles la bonté de nous attendre?
Nous étions partis vers la plaine, que le soleil rendait magnifique. Tout paraissait baigné de vapeurs légères roses et dorées. Les teintes vertes des arbres avaient des tonalités inouïes de variétés. En pénétrant dans les premiers chaumes, tout me parut éclatant de vie intense. J’eus cette impression que chaque pas vers une touffe plus haute que les autres, vers un rang de mil ou de sainfoin plus jaune ou plus vert, devait abriter le gibier pourchassé.
Mon imagination travaillait. Pluton, après dix minutes de quête, s’arrête brusquement en une attitude tremblante qui indique bien nettement que le gibier glisse, se faufile, en un admirable mimétisme, sous le nez subtil du chien. celui ci rampe, s’arrête, me regarde de côté d’un il tendre. Un petit rang de vigne, des herbes légères. Je m’efforce de découvrir le gibier. Je ne vois rien. Comme ceux de Pluton, mes nerfs de tendent. Nous voici au bout du Sillon. Le chien devient anxieux. Moi aussi. Au ras du sol une caille se lève. Un petit sifflement léger et la voici, les ailles courbes, qui s’envole à travers la plaine, se confondant avec teintes d’alentour. Je tire précipitamment mes deux coups, avec cette précoce certitude de la réussite qu’ont tous les tireurs de seize ans. Manquée! Mes instructeurs avaient eu la bonté de me laisser tirer le premier. Cloto la manque et mon père tire de loin. Elle tombe. C’était la un début de chasse qui devait, tout en me permettant de jouir d’une petite gloire familiale, me rendre très humble dans l’exercice du tir de chasse…
Mon père, je m’en souviens, se retourna vers son chasseur:
– Eh quoi! Vous qui êtes si bon fusil sur les cailles, vous manquez celle-ci partie si près de vous! Vous avez encore fait des excès hier soir!
Et Cloto, qui était un bon tireur, dit à mon père simplement:
-Eh! mon dieu! monsieur j’aime tant la chasse que je n’ai pu m’empêcher, la veille de l’ouverture, de jouer un peu à la manille. J’ai bu quelques cafés, trois pernods et trois verres de fine. Peu de chose! Mais, après, on pense tellement à la chasse qu’on dort moins bien. Et je m’en ressens.
Après ces mots, qui devaient marquer la première ouverture d’une phrase définitive, la matinée fut meilleure. Les cailles suivantes, arrêtées impeccablement par Pluton, furent tirées avec élégance par mon père et par Cloto qui avait repris son aplomb. A l’heure du déjeuner, il y avait quinze cailles au tableau, et ce n’était pas mal. La quinzième avait été tuée par moi, et j’en conserverai toute ma vie une grande honte. Elle avait été tirée presque sous le nez de Pluton et, à cette faible distance, elle avait éclaté sous la charge. Je puis vous assurer que la vision de ma première caille a poursuivi ma vie de chasseur. Ce piteux exploit, dont je n’ai jamais parlé à personne, m’a rendu odieux l’assassinat et m’a appris qu’il y avait autre chose dans la chasse que l’attrait du gibier malheureux que l’ont doit tuer.
J’ai compris ce jour-là, que la beauté du sport et de la poursuite devait faire naître le goût de la difficulté, et que la facilité à ,la chasse ne devait pas être recherchée. C’est pour cela que j’ai tant aimé la sauvagine! »
(1)Adorné: orné, décoré, embelli
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